Pierre Puvis de Chavannes
(Lyon 1824 – 1898 Paris)

Etude de femme ou portrait de Léontine, vendu à un collectionneur privé en 2013

Inscription (en bas à droite) :
« Léontine avant la cristallisation / à Caliban / P. Puvis de Ch. » Pastel et pierre noire
20,5 x 13 cm

Provenance :
Ancienne collection Joanny Peytel.

Exposition :
Puvis de Chavannes et la peinture lyonnaise du XIXème siècle, musée de Lyon, catalogue d’exposition, 1937, n° 55, « Portrait de Léontine ».

 

Notice de l'oeuvre :

Pierre Puvis de Chavannes est considéré comme l’un des précurseurs du symbolisme. Dans sa jeunesse, il fréquente les ateliers d’Ary Scheffer, Thomas Couture et Eugène Delacroix à Paris. Il subit également l’influence de Théodore Chassériau et découvre l’art des primitifs à travers le classicisme d’Ingres. Il entreprend deux voyages successifs en Italie, en 1846 et 1848, au cours desquels il se familiarise avec les artistes florentins et vénitiens de la Renaissance. Il expose pour la première fois au Salon de 1859 un Retour de chasse qui retient l’attention de la critique. Il reçoit plusieurs commandes pour de grands cycles décoratifs : l'escalier du nouveau musée d’Amiens en 1861, le musée de Marseille en 1869, le panthéon de Paris en 1874-­76, le Palais des Beaux-­Arts de Lyon en 1883-­86, l’hôtel de ville de Paris en 1892-­94 et enfin, la Public Library de Boston en 1891-­96. Dans ces grandes peintures murales, il traduit des thèmes historiques et allégoriques dans un langage monumental. L’utilisation d’une gamme colorée restreinte, d’une facture maigre et d’une lumière égale et abstraite confèrent à ses compositions un caractère paisible.

Ce n’est qu’à partir des années 1880 que Puvis aborde pour la première fois la technique du pastel, alors qu’il est à l’apogée de sa carrière professionnelle. Il est engagé dans plusieurs projets de décorations murales et expose régulièrement au Salon. En 1887, une grande rétrospective lui est consacrée à la Galerie Durand-­Ruel. On observe en France, depuis déjà une vingtaine d’années, un regain d’intérêt pour le XVIIIème siècle, considéré comme l’âge d’or du pastel. Jean-­François Millet remet la technique au goût du jour. La Société des Pastellistes, fondée en 1870, a pour ambition de promouvoir le commerce de pastels : en 1885, elle expose une série de quatre-­vingt-­douze pastels du XVIIIème siècle, aux côtés d’œuvres d’Albert Besnard, de Giuseppe de Nittis, d’Ernest Duez, de James Tissot et d’Emile Levy. Durand-­Ruel, par sa qualité de marchand, a probablement encouragé Puvis de Chavannes à employer cette technique : l’utilisation de la couleur rend les pastels plus séduisants et plus décoratifs que les dessins monochromes. Leur format intimiste et leur rapidité d’exécution présentent de sérieux avantages pour l’artiste : plus accessibles que des peintures, ils sont également susceptibles de toucher un plus large public.

Les pastels de Puvis de Chavannes ont un statut particulier dans la production graphique de l’artiste. En effet, sa pratique du dessin est généralement destinée à préparer ses peintures : dans ce cas, les études de figures, réalisées d’après modèles, sont traditionnellement mises au carreau pour le transfert et rassemblées dans une composition d’ensemble. Les pastels, quant à eux, jouent rarement ce rôle, car il s’agit généralement de réinterprétations simplifiées de ses compositions peintes à l’huile. Certains peuvent être considérés comme des études indépendantes de têtes et de bustes féminins.
Puvis de Chavannes représente ici une jeune femme à demi-­nue, le buste de trois-­quarts, et le visage de profil. Son corps se détache sur un fond bleu ­vert. D’une main, elle retient un élégant drapé sur ses hanches. Notre œuvre, qui présente des traces de mise au carreau, est préparatoire à un pastel de plus grand format, où figure le même torse de femme dans un cadrage plus resserré (ill. 1). Ce dernier est une étude indépendante, jugée digne d’être présentée comme telle aux côtés d’autres pastels, lors de la rétrospective consacrée à Puvis en 1887, où l'on peut notamment admirer un torse de femme vu de dos, aujourd’hui conservé à Helsinki (ill. 2), une liseuse, des baigneuses et plusieurs têtes (non localisés).

 

Les couleurs opaques et lumineuses des pastels, ainsi que leur texture friable, offrent aux artistes une nouvelle voie à explorer. Les pastels de Puvis de Chavannes plaisent « par leur grande simplicité d’effet, ainsi que par la trouvaille d’intéressants modèles1 ». Dans ses pastels, les couleurs sèches et poudreuses ne sont pas estompées de façon lisse et uniforme. En jouant avec la réserve du papier, l’artiste maîtrise parfaitement le rendu des carnations, magnifiées par des jeux d’ombres gris bleuté. Il prouve ainsi ses qualités de coloriste, qu’il a peu souvent l’occasion de mettre en avant dans ses peintures. Sous l’action d’une volonté de simplification, Puvis réduit notre composition à l’essentiel. Dans la version de la collection Allan Stone (ill. 1), l’artiste privilégie un rendu plus fini, avec des contours nets et un visage soigneusement détaillé. Dans notre œuvre, il tire parti de la douceur du pastel pour représenter ce buste sensuel de femme, aux contours estompés. Comme le remarque Fénéon, les lignes et les couleurs se fondent dans un halo brumeux : « Par les rythmes étroitement conjugués des colorations et des lignes, ses [...] pastels réalisent un art de rêve, de silence, de lents mouvements, de beauté pacifique ».

Notre œuvre est exposée en 1937 au musée des Beaux-­Arts de Lyon, comme l'indique l’étiquette au verso (ill. 3). Au sujet de ce pastel, l’auteur du catalogue d’exposition précise : « la malicieuse inscription donne à penser qu’il faut voir ici un beau modèle d’atelier qui dans la suite ne fut pas toujours sage, et sans avoir au doigt la bague d’un Caliban, ami du peintre ». Il nous éclaire ainsi sur la signification de la mystérieuse inscription « Léontine avant la cristallisation », qui fait vraisemblablement allusion à la liaison du modèle avec un certain Caliban, dont le surnom, plutôt péjoratif, renvoie à un personnage de Shakespeare. Il pourrait s’agir d’Emile Bergerat : cet homme de lettres écrit sous le pseudonyme « l’Homme masqué » au Voltaire et « Caliban » au Figaro. Il est également directeur de la publication de la Vie Moderne et chargé de la rubrique critique d’art à l’Officiel. En 1872, il épouse Estelle, fille de Théophile Gautier. Après la mort de ce dernier en 1874, Puvis de Chavannes reste en bons termes avec Emile et Estelle Bergerat, qui vivent à Neuilly. Dans une lettre du 7 mai 1882, Puvis remercie l’écrivain pour un article élogieux. Emile Bergerat est aussi l’auteur d’un poème dédié à Puvis en 1895 : « Deux aïeux t’ont légué leurs domaines divers / Millet, son travailleur aux gravités tragiques, / Corot, son Arcadie aux crépuscules verts ».
L’inscription fait probablement référence au concept de cristallisation inventé par Stendhal dans son ouvrage De l’amour, publié en 1822, dans lequel l’auteur décrit le processus d’idéalisation de l’être aimé au début d’une relation amoureuse : « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections ». Si l’on se fie à l’inscription (« avant la cristallisation »), l’exécution de notre pastel correspond aux premières étapes décrites par Stendhal, c’est­-à­-dire l’admiration, le plaisir et l’espérance. La naissance du sentiment amoureux et la cristallisation semblent trouver leur aboutissement dans la version finale du pastel (ill. 1), où le modèle, décrit plus précisément, est idéalisé.

 

Lorsque le pastel est exposé en 1937, il appartient alors à André Peytel, héritier du célèbre collectionneur Joanny Benoît Peytel (Paris, 1844-­1924). Directeur de la Compagnie de l'Ouest Algérien, président du Conseil d'administration du Crédit algérien et directeur du Crédit foncier, Joanny Peytel participe au financement de l'exposition Rodin au Pavillon de l'Alma en 1900. Il est aussi connu pour avoir donné au Louvre, en 1914, plusieurs chefs-­d’œuvre tels que La Singerie de Watteau, l'Autoportrait de Millet, l'Allée à l'Automne de Sisley, ainsi qu'une précieuse série d'objets d'art orientaux.

Amélie du Closel


1 Gustave Kahn, « Exposition Puvis de Chavannes », Revue indépendante de littérature et d’art, VI, janvier 1888, p. 146.


Bibliographie en rapport :
R. Ballu (préface), Exposition de Tableaux, Pastels, Dessins par M. Puvis de Chavannes, 20 novembre -­ 20 décembre 1887, Galerie Durand-­Ruel, catalogue d’exposition, Paris, 1887.
Aimée Brown Price, Pierre Puvis de Chavannes, the artist and his art, vol. 1, p. 140, pl. 179.
Puvis de Chavannes au musée des Beaux-­Arts de Lyon, 1er octobre - ­6 décembre 1998, Lyon, musée des Beaux-­Arts, catalogue d’exposition, Lyon, 1998.

 


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