Jean-François Gilibert
(Montauban 1783-1850)

Ingres visitant la nouvelle école de dessin de Montauban sous la conduite de son ami Gilibert, vendu au musée Ingres de Montauban en 2012

Provenance :
Jean-François Gilibert ;
Pauline Gilibert, sa fille, par descendance ;
Amirale Fournier, petite-fille du premier, par descendance ;
Toulouse, collection privée ; Toulouse, galerie Moulins.

 

 

Notice de l'oeuvre :

Témoignage exceptionnel de l’unique retour d’Ingres dans sa ville natale, notre tableau est l’œuvre de Jean-François Gilibert, le plus intime des amis du peintre, qui célèbre ici leurs retrouvailles montalbanaises dans le lieu qui allait devenir le musée Ingres.
La correspondance du peintre, ses dons et ses dispositions testamentaires reflètent son profond et constant attachement à sa ville natale qu’il quitte en 1791, à l’âge de onze, pour intégrer l’Académie royale de Peinture de Toulouse. Dans une lettre du 10 juillet 1839, Ingres écrit ainsi à Gilibert : « J’ai souvent pensé à Montauban, à y aller vieillir avec toi surtout, et les aimables amis qui m’y conservent leurs souvenirs et leur précieuse estime ; je me fais, avec ma bonne femme, de petits châteaux en Espagne qui me rendent heureux d’avance.»
Malgré ce désir si souvent renouvelé, le peintre ne revient qu’une seule et brève fois à Montauban, du 12 au 22 novembre en 1826, à l’occasion de la remise du Vœu de Louis XIII, six ans après la commande officielle que Gilibert a contribué à faire obtenir à son ami. Destinée à la cathédrale de Montauban, le tableau est d’abord exposé le 17 novembre dans une salle de l’Hôtel de Ville, avant d’être solennellement inauguré le 20, sous l’acclamation des compatriotes de l’artiste. C’est en souvenir de cet unique retour d’Ingres dans sa «cara patria», que son fidèle ami Jean-François Gilibert a peint ce tableau, qu’il a pieusement conservé durant toute sa vie avant de le léguer à ses descendants.
Au centre de la composition, dont l’effet de perspective n’est pas sans évoquer l’Atelier d’Ingres à Rome de Jean Alaux (fig.1), on reconnaît, à gauche, la silhouette pleine du peintre amateur de bonne chair, aux côtés de son ami Gilibert, dont l’allure élégante nous rappelle le portrait qu’Ingres peignit peu avant son départ pour Rome (fig. 2).
 
Vision prophétique, cette double scène de retrouvailles entre Ingres et son ami d’enfance, et entre le peintre montalbanais et sa ville natale, se déroule dans l’édifice même qui abrite aujourd’hui le musée consacré à l’artiste. Sous la conduite de Gilibert, le peintre visite l’école de dessin nouvellement fondée. Une lettre du vicomte de Gironde, alors maire de Montauban, adressée au Ministre de l’Intérieur le 28 août 1828, précise les circonstances de cette création : « La fondation du Musée ne remonte pas aussi loin que le goût des Montalbanais pour les Beaux-Arts et particulièrement pour la peinture. Elle coïncide avec celle de l’établissement de l’Ecole de Dessin linéaire et d’antiques qui date du 1er juillet 1822. C’est en effet à cette époque que nous obtînmes, de la munificence royale, des modèles en plâtre des principaux chefs-d’œuvre de sculpture du Musée Royal. Ils sont placés dans la vaste salle du premier appartement de l’Hôtel de Ville, disposés à grands frais pour recevoir ce précieux dépôt »1.
D’après les nombreux moulages d’antiques (Diane chasseresse, Apollon et Torse du Belvédère, Antinoüs...) qui entourent Ingres, Gilibert, et les jeunes peintres du premier plan, nous pouvons déduire que la scène se déroule précisément dans cette vaste salle du premier appartement de l’Hôtel de Ville destinée à recueillir la première collection du musée de Montauban, tandis que l’on devine, à l’arrière plan, l’activité de l’école de dessin linéaire. En 1843, le baron Vialètes de Mortarieu, ancien maire de Montauban enrichit cette première collection par le don de 64 tableaux2. Ingres l’imite en 1851 en offrant au musée de sa ville natale 54 tableaux, dont un seul cependant de sa main, au grand dam des administrateurs du musée. Mais à sa mort en 1867, le peintre lègue toutes les œuvres de son atelier dont de nombreux cartons de dessins, transformant le musée de Montauban en véritable musée Ingres.

Document des plus précieux sur l’histoire du musée, notre toile constitue également un émouvant témoignage de l’amitié quasi-fraternelle qui unit Jean-François Gilibert à son génial compatriote. Comme l’écrit lui-même Ingres dans sa correspondance, Jean-François Gilibert est son premier et plus fidèle ami : « Tu es pour moi le plus ancien (puisque nous nous sommes connus enfants) et le seul véritable ami ; et tels nous serons toujours, j’espère, tant que nous vivrons » 3.
Les deux compagnons se sont rencontrés dans l’enfance, avant le départ d’Ingres pour Toulouse en 1791. Ils sont de nouveau réunis à Paris en 1797, alors que le peintre étudie dans l’atelier de David et que Gilibert termine ses études de droit. Passionné d’art et de musique, ce dernier fréquente le cercle artistique d’Ingres, qui compte parmi ses membres le futur critique Etienne-Jean Delécluze, le peintre François-Marius Granet et le sculpteur Lorenzo Bartolini, qui partage plus tard l’atelier du peintre à Florence. Avant de partir pour Rome en septembre 1806, Ingres exécute, dans une facture étonnamment libre, le portrait de son ami (fig.2). Conservé par la famille Gilibert jusqu’en 1937, l’œuvre fut donnée au musée Ingres de Montauban par l’amirale Fournier qui possédait également notre tableau. Témoignage précieux de l’art de ses premières années, Ingres à la fin de sa vie, considère lui-même ce portrait comme l’un de ses meilleurs, ainsi qu’il l’écrit à Cambon dans une lettre datée du 27 avril 1862, au sujet de l’exposition de Montauban : « Je suis heureux d’y voir figurer (...) le meilleur de mes portraits, celui de notre cher Gilibert ».4

Le départ d’Ingres pour Rome en septembre 1806 interrompt provisoirement leur relation qui reprend sous une forme épistolaire en 1817, pour ne plus jamais cesser. Même après la mort de Gilibert en 1850, Ingres poursuit sa correspondance avec Pauline, la fille de son ami.
Cette amitié si sincère et profonde entre les deux hommes s’est cependant construite à distance. Gilibert ayant choisi de s’installer dans sa ville natale, Ingres, malgré ses nombreuses sollicitations, ne revoit son cher camarade qu’à trois reprises, en 1826, 1829 et 1842. Chacune de ces rares rencontres est célébrée par un portrait. Pour commémorer la venue de Gilibert à Paris en 1829, Ingres exécute un dessin de son ami, aujourd’hui conservé à Montauban. En 1842, le peintre réalise le portrait de Pauline, qui accompagne son père dans son dernier séjour parisien (Montauban, musée Ingres). Mais c’est Gilibert lui-même qui portraiture son ami peintre à l’occasion de leurs premières retrouvailles, qui coïncident avec le premier et dernier retour d’Ingres à Montauban. Peinte par un artiste amateur, notre toile constitue un double hommage de Gilibert à son illustre ami, que l’art retient loin de sa chère patrie, et à leur ville natale, dans cet écrin futur de l’œuvre du peintre.

Création d’un artiste amateur, notre tableau représente également le seul témoignage connu de l’œuvre peint de cet avocat du barreau de Montauban, qui ne plaide guère, préférant se consacrer à son goût pour les arts. Pierre Viguié, descendant de Gilibert, nous décrit les carnets de dessins de son aïeul qui révèlent un talent certain qu’Ingres appréciait tout particulièrement : « Je me rappelle que j’ai eu autrefois la barbarie de te retenir quelques uns de tes croquis d’après les bas-reliefs d’Athènes ; je les revois toujours avec un nouveau plaisir ; ils sont fort bons »5. Et le peintre d’encourager son camarade à cultiver son art : « A propos, cher ami, écrit-il dans une lettre datée de Florence du 24 décembre 1822, je ne sais assez t’engager à cultiver l’art. Fais fructifier ce que tu sais. Que d’avantages cela procure ! A donc dessine, peins, imite surtout fût-ce la nature morte ». Et d’ajouter le 12 novembre 1832 : « A présent tu connais comment on tient un pinceau ; va, d’après la nature quelle qu’elle soit. Imite et tu auras quoi que tu fasses le plaisir d’une création ». Transcendé par les encouragements de son ami et par leurs récentes retrouvailles, Gilibert réalise ainsi un émouvant morceau de peinture en réponse au portrait qu’Ingres fit de lui vingt ans plus tôt à Paris (fig. 1).

Et l’on pourrait émettre le souhait d’une ultime réunion de ces deux compagnons montalbanais sur les cimaises mêmes du musée qu’ils visitèrent ensemble jadis, à l’image du vœu d’Ingres pour son portrait de Gilibert : « Je pense beaucoup à l’avenir, et après qu’il n’y aurait plus de parents, ce que je ne peux cependant pas prévoir, ce portrait je serais heureux qu’il appartînt à la Ville et figurât à côté du mien »6.
Lilas Sharifzadeh


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