Francis Jourdain

Les oies, Etude pour le décor de la salle à manger de la Villa Majorelle à Nancy

Vers 1901-1902,
Peinture à la colle sur toile de jute,
60 x 88 cm.

Prix sur demande

 

Notice de l'oeuvre :

Fils de l’architecte de la Samaritaine Frantz Jourdain, Francis Jourdain entreprend d’abord une brève carrière de peintre avant de se consacrer aux arts décoratifs.
Il étudie le dessin et le modelé chez le sculpteur Joseph Chéret, frère de l’affichiste. Par la suite, il suit l’enseignement d’Eugène Carrière à l’atelier Gervex, et celui d’Andrian Karbowsky, peintre décorateur collaborant avec Puvis de Chavannes.
A partir de 1902 et jusqu’en 1913, la peinture tient une place prépondérante dans l’œuvre de Jourdain. Dès 1902, il expose quelques huiles aux côtés de ses œuvres sur papier, à la Société Nationale des Beaux-Arts, au Salon des Indépendants et au Salon d’Automne.
Tenté par diverses expérimentations, il oscille entre postimpressionnisme, cloisonnisme, symbolisme et Art nouveau (ill. 1 et 2). A partir de 1905, l’importance que Francis Jourdain accorde au décor l’amène également à produire des sujets plus intimistes, telles que des scènes d’intérieur et des natures-mortes. Doutant de ses talents de peintre, il abandonne finalement la peinture vers 1914, pour se consacrer aux arts décoratifs, cherchant à adapter le mobilier à l’exiguïté des appartements modernes et aux besoins d’une clientèle moins aisée.

 


 

Notre tableau s’inscrit à la fois dans les recherches picturales et décoratives de Jourdain. Le thème de la basse-cour est présent dans son œuvre dès 1898, en gravure comme en dessin (ill. 3, 4 et 5). On peut voir chez le marchand Eugène Druet en 1908, des dessins rehaussés ayant pour sujets des coqs, pintades, poules, oies et canards. En 1913, Jourdain présente au Salon d’Automne des études d’animaux en vue de l’illustration des Histoires Naturelles de Jules Renard. Source d’inspiration principale de l’Art Nouveau, la nature est largement représentée dans les arts décoratifs au début du XXème siècle à travers le règne animal et le règne végétal.
 


 

Les motifs de notre toile, traités en aplats, sans perspective ni modelé, et cernés de noirs, évoquent l’esthétique nabi. A Paris, Jourdain fréquente la galerie Le Barc de Boutteville qui accueille les expositions des peintres impressionnistes et symbolistes. Il rencontre à cette occasion Bonnard, Vuillard et Toulouse-Lautrec. Francis Jourdain adhère d’emblée à leur art : « J’étais introduit dans un univers merveilleusement nouveau qui me devint tout de suite merveilleusement familier ». On retrouve également ce cerne dans certains de ses nus sensuels aux corps traités en aplat (ill. 6).  Ce goût pour le cloisonnisme, initié par l’observation de l’art du vitrail et l’attrait pour le japonisme (ill. 7), impose un synthétisme pictural et une volonté d’aller à l’essentiel.
Alors que Jourdain insiste généralement sur la fonction expressive des couleurs pures et chatoyantes (ill. 6 et 7), il emploie dans notre œuvre, réalisée dans un camaïeu de gris, une palette sourde inhabituelle. Il expérimente ici la technique de la peinture à la colle (ou à la détrempe), qui renforce l’aspect mat et opaque de l’œuvre à l’inverse des transparences de la peinture à l’huile. Cette technique connaît un regain d’intérêt au début du XXème siècle, notamment pendant la période Art Nouveau. Particulièrement adaptée à la peinture décorative, et souvent utilisée pour les décors de théâtre, elle permet à des artistes comme Vuillard et Bonnard d’approfondir leurs thèmes de prédilection en leur ouvrant un champ d’expérimentation technique et stylistique nouveau.


 

Cette toile traitée en manière de fresque est liée à la réalisation de l’un des premiers travaux décoratifs de Jourdain pour la Villa Majorelle à Nancy, vers 1901-1902. Notre composition se retrouve en sens inverse dans la frise qui orne la partie supérieures des murs de la salle à manger décorée sur le thème des animaux de la ferme (ill. 8).
 


 

Fleuron de l’architecture Art Nouveau, la Villa Majorelle résulte d’une parfaite collaboration entre artistes parisiens et nancéiens de renom (ill. 9). Louis Majorelle, industriel d’art prospère, confie à Henri Sauvage les plans de sa maison en 1902. Le mobilier de la salle à manger (ill. 10), orné de motif de blés, est reproduit à partir de 1904 dans les catalogues de Majorelle sous le titre « les blés, modèle riche ». Il se compose d’un buffet à deux corps et aux montants torsadés, deux dessertes aux montants courbes, une table rectangulaire reposant sur quatre pieds en tripode, deux fauteuils et quatre chaises. Le bois, de couleur chaude, structure l’espace et s’accorde aux vitraux conçus par Gruber. Une remarquable cheminée en grès flammé dépasse son rôle et sa fonction en devenant un meuble-étagères par des lobes en saillie destinés à supporter des bibelots ou des vases. Les verrières sont ornées de feuilles, des fleurs et des fruits de coloquintes en verre gravées ou à relief. Les murs sont liés au plafond par des adoucissements incurvés qui supportent un ensemble de huit toiles peintes par Francis Jourdain dont le thème s’adapte à la fonction de la pièce : on peut voir, sur cette frise, des poules, pintades, oies, perdrix, pigeons, lapins et porcs évoluant dans des parterres de citrouilles, de choux, de champignons sur font d’arbustes, d’arbres fruitiers et de vignes. Ce décor célèbre un retour aux valeurs de l’âge d’or du monde agraire, et les motifs figuratifs, qui puisent leurs sources dans la nature, sont chargés d’un contenu symbolique. Majorelle fait figurer ce décor dans ses catalogues, le jugeant sans doute « d’un bon effet publicitaire ».
Louis Majorelle occupe la villa de 1902 à 1926 et sa famille jusqu’en 1931, date à laquelle la maison est vendue, son mobilier dispersé et la propriété lotie. Acquis par la ville de Nancy et propriété du musée de l’Ecole, le mobilier de Majorelle, la cheminée de Bigot, les vitraux ont réintégré leur emplacement d’origine après restauration en 1997. La salle à manger est la seule pièce à présenter aujourd’hui un ensemble cohérent.

 

Notre toile pourrait constituer l’une des compositions exposées peu de temps après la réalisation du décor de la Villa Majorelle : en 1903, Jourdain présente à la Société Nationale des Beaux-Arts des cartons de peinture décorative pour la salle à manger de Majorelle et trois panneaux décoratifs sur tissu réalisés avec Edouard Cousin, dont Deux coqs vivaient en paix (n°130), et Basse- cour (n°131). Il expose également, en 1904, les oies (n°2009), un panneau décoratif exécuté par Alexandre Bigot, céramiste ayant collaboré avec Jourdain à la Villa Majorelle. On peut cependant s’interroger sur la destination exacte de notre toile : s’agit-il d’un projet préparatoire à l’exécution de la frise champêtre de Nancy, ou d’une œuvre indépendante reprenant le même thème ?
Les contemporains de Jourdain s’accordent pour reconnaître son habileté, son sens du décor particulièrement sensible, et son style délicat et nerveux. De son vivant, ses œuvres peintes sont appréciées pour le plaisir calme qu’elles procurent et leur effet décoratif. En plus de constituer un rare témoignage du décor de la Villa Majorelle à Nancy, notre œuvre annonce, par la simplicité de sa composition, la sobriété de la conception architecturale que Jourdain s’apprête à mettre en œuvre un peu plus tard dans ses décors d’intérieurs.

Amélie du Closel


Bibliographie en rapport :
Roselyne Bouvier, La Maison Majorelle, Nancy, 1987. Léon Moussinac, Francis Jourdain, Genève, 1955.

Léon Moussinac, Francis Jourdain, Genève, 1955.
Francis Jourdain, 1876-1958 : peintures, dessins, gravures, architecture d’intérieur, Saint Denis, musée municipal d’art et d’histoire, 8 octobre 1976 – 23 janvier 1977, catalogue d’exposition, Paris, 1976.
Francis Jourdain, un parcours moderne, 1876-1958, Albi, musée Toulouse-Lautrec, 25 mars-4 juin 2000, Alès, musée Pierre André Benoît, 24 juin – 3 septembre 2000, Saint-Denis, musée d’art et d’histoire, 22 septembre – 18 décembre 2000, Roubaix, janvier – avril 2001, catalogue d’exposition, Paris, 2000.
Arlette Barré-Despond, Jourdain : Frantz, 1847-1935, Francis, 1876-1958, Frantz-Philippe, 1906, Paris, 1988.

 


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